THOREAU (H. D.)

THOREAU (H. D.)
THOREAU (H. D.)

Thoreau se définissait lui-même comme transcendantaliste, et c’est en effet dans sa vie et dans son œuvre que s’illustre le mieux cette philosophie poétique dont le prophète fut Emerson et qui s’épanouit en Nouvelle-Angleterre entre 1840 et 1860. Issu d’un faisceau d’influences diverses: les romantismes allemand et anglais, le néo-platonisme, la pensée religieuse orientale, le transcendantalisme prône l’individu, la communion avec la nature, fait confiance à l’intuition comme moyen de connaissance et reprend, mais sur le mode philosophique seulement, l’optimisme politique des pères fondateurs de la démocratie américaine. Le Journal de Thoreau suit l’itinéraire spirituel de la conscience transcendantaliste. Œuvre monumentale, alimentée presque chaque jour par une pensée que le souci de l’expression artistique met à l’abri du narcissisme, le Journal cristallise l’instant parfait, fixe le savoir récemment acquis, mais se refuse au mode confidentiel. Intermédiaire entre l’auteur et ses ouvrages finis, il est la source où l’écrivain va puiser, lorsqu’il le désire, la matière de ses livres. Dans l’intervalle, la prose se façonne, se fait musculeuse et compacte. Cette prose dépourvue de coquetterie, signe d’exigence intime, est l’une des plus pures et des plus richement métaphoriques du XIXe siècle américain. Souvent imitatifs ou mièvres, les poèmes de Thoreau ne peuvent que décevoir le lecteur de Walden.

Transcender le quotidien

Thoreau voulait que sa vie fût poème. Il s’attacha à transfigurer la banale existence quotidienne en une expérience unique. La qualité du vécu devait l’emporter sur la variété ou le piquant. Point de grandes passions ni de voyages lointains dans cette vie. Elle s’écoula presque exclusivement au village natal de Concord.

Bourgade endormie, à quelques dizaines de kilomètres de Boston, dans le Massachusetts, Concord allait devenir, du vivant de Thoreau, un centre intellectuel prestigieux: Emerson, Hawthorne, Amos Bronson Alcott, Ellery Channing y furent ses voisins. Le Lyceum, sorte de club local, y invitait les conférenciers les plus variés. Thoreau lui prodigua ses services comme secrétaire et comme conférencier. Ce cadre à la fois rural et intellectuel se révéla le lieu idéal où tenter l’aventure transcendantaliste. Peu importaient alors les contingences d’une existence apparemment médiocre de célibataire impécunieux au sein d’une famille modeste.

Le père, John, descendant d’un immigrant de l’île de Jersey, d’origine française, avait connu des vicissitudes financières avant d’ouvrir à Concord une petite fabrique de crayons. Mari effacé, il semble avoir cédé le rôle de chef de famille à sa femme, née Cynthia Dunbar, fille de pasteur, bavarde et autoritaire, mais respectueuse des valeurs de l’esprit. Des quatre enfants, deux filles, Helen et Sophia, et deux garçons, John et Henry, aucun ne se maria et, à l’exception d’une idylle éphémère, la vie sexuelle de l’ermite de Walden reste mystérieuse. En revanche, la disparition de John, de deux ans son aîné, emporté par le tétanos en 1842, eut sans nul doute sur Thoreau l’effet d’un douloureux traumatisme. Le frère cadet eut seul droit à des études supérieures à Harvard après une préparation à l’académie de Concord.

Entré dans la meilleure université de la côte est en 1833, Thoreau en sortit diplômé quatre ans plus tard. À Concord, il se lia d’amitié avec Emerson qui le conseilla dans ses lectures et l’engagea à rédiger son Journal. Il enseigna tout d’abord à l’école de son village, mais, rebuté par le système répressif de l’époque, il fonda avec son frère une institution privée qui utilisait des méthodes actives. En 1841, il abandonna l’enseignement pour s’engager pendant deux ans comme factotum chez Emerson. En 1843, ce dernier lui procura un poste de précepteur chez son propre frère à New York. Ce séjour d’un an dans la grande cité renforça Thoreau dans son amour exclusif des bois de Concord. Durant cette période, il commençait à publier essais et poèmes dans la revue transcendantaliste The Dial. Les relations nouées à New York avec Horace Greeley, rédacteur en chef du Tribune , lui ouvrirent également les pages d’autres périodiques.

C’est en 1845 que Thoreau s’engagea résolument dans la voie transcendantaliste. Il alla s’installer le 4 juillet, jour anniversaire de l’indépendance américaine, au bord de l’étang de Walden, à quelques kilomètres de Concord, dans une cabane construite de ses mains sur un terrain prêté par Emerson. Il y resta deux ans: réduisant ses besoins à l’essentiel, il étudia soigneusement les moyens de subsister sans aliéner sa liberté. Cet ascétisme n’avait d’autre but qu’un hédonisme épuré. Il vivait au rythme de la nature, aspirant à une sorte d’union mystique avec elle; il observait la faune et la flore de Walden et poursuivait parallèlement des recherches d’historien et d’économiste amateur. Cette période féconde lui permit de rédiger le manuscrit de A Week on the Concord and Merrimack Rivers (Une semaine sur les rivières Concord et Merrimack ) d’après des extraits de son Journal et la première version de ce qui allait devenir son ouvrage principal, le récit de son expérience d’ermite temporaire, Walden.

Un nouveau séjour chez Emerson, de 1847 à 1848, quelques voyages dans les forêts du Maine, en 1853 et 1857, au cap Cod en 1849, 1850, 1855 et 1857, une visite au Canada en 1850, ainsi qu’une autre dans l’État du Vermont en 1856 interrompirent seuls une fin de vie casanière chez ses parents. Homme de lettres incompris, il dut assurer sa subsistance en aidant son père à fabriquer des crayons et en offrant ses services aux fermiers du voisinage comme arpenteur. Il poursuivit ses études d’histoire naturelle, expédiant des spécimens à Harvard. En 1850, il fut nommé membre correspondant de la Société d’histoire naturelle de Boston. La publication de Walden en 1854 lui valut l’admiration de quelques rares disciples qu’il ne cherchait pas à attirer. Au fil des ans, son Journal trahissait une mélancolie désabusée. Les préoccupations scientifiques, le désir de nommer et de dénombrer l’emportaient graduellement sur la fraîcheur de perception et la communion mystique avec la nature.

Atteint de tuberculose, Thoreau tenta vainement de recouvrer la santé par un voyage dans le Minnesota en 1861 mais revint mourir à Concord, dans une totale sérénité.

Le voyage intérieur

Les deux ouvrages principaux de Thoreau, A Week on the Concord and Merrimack Rivers (1849) et Walden, sont unis par un parallélisme de structure et de thème. Tous deux fondent leur cohérence sur le rythme du temps humain, celui des jours de la semaine dans la première œuvre, celui des quatre saisons de l’année dans Walden. Cette structure organique permet de contenir, ainsi qu’en un filet assez lâche, les développements les plus hétérogènes, des citations, des digressions. Ces deux livres sont, chacun à sa manière, des récits de voyage: l’expédition sur les rivières Concord et Merrimack accomplie par les deux frères Thoreau en 1839 fournit à l’auteur une mine de notations réalistes. Mais la remontée vers la source est aussi un pèlerinage de l’amour fraternel, une quête du frère mort. Rien de plus pudique que cette élégie où l’être cher n’est jamais nommé et où seul le «nous» restitue une intimité brisée. L’expédition sur la rivière permet aussi d’explorer le passé, de retrouver l’histoire de l’Amérique, la trace des tribus indiennes, la marque des premiers pionniers. Le voyage par eau invite au vagabondage de la pensée et encourage la rêverie digressive: les réminiscences littéraires ou philosophiques, les réflexions sur les mythes et les religions viennent sans cesse interrompre le périple de l’esquif. L’excursion devient incursion.

C’est sur le thème du voyage et de l’exploration que Thoreau conclut Walden, recommandant à son lecteur de partir à la conquête des espaces vierges qu’il peut sans cesse découvrir en lui-même. Seul au bord de son étang, Thoreau vit une expérience de pionnier, défrichant à la fois le sol et son âme. Robinson moderne, il invente un mode de vie qui remet en question toutes les habitudes et traditions. Il rejette l’agitation vaine et frénétique qui ne vise que le profit et propose la réduction du temps de travail au prorata des besoins élémentaires. L’homme libéré peut ainsi s’adonner à l’oisiveté créatrice. Nouvel Adam régénéré par le contact avec une nature encore innocente, il peut aspirer à des expériences extatiques semblables à celles du yogi oriental. Ouvrage surprenant pour le lecteur français, Walden combine les comptes de ménage, les observations scientifiques sur les animaux ou la fonte des glaces avec les images les plus fulgurantes: le fait est symbole. Le monde devient un réseau serré de métaphores où l’étang cristallin occupe une place privilégiée et s’assimile au moi le plus pur du narrateur, sans cesse menacé par l’agitation fangeuse du village proche ou par le chemin de fer voisin, témoin discordant du monde industriel naissant. Cette œuvre insolemment égocentrique invite le lecteur à rejeter à son tour masques et conventions pour entreprendre lui aussi un périple au cœur de son être le plus intime.

L’engagement politique

Thoreau ne se soucie donc point dans Walden de solutions collectives au désespoir humain. C’est sur le plan individuel que se situe aussi son engagement politique. En 1846, durant son séjour au bord de l’étang, il refusa de payer ses impôts; il entendait contester ainsi la guerre contre le Mexique. Cet épisode n’eut d’autre conséquence néfaste qu’une nuit en prison, mais il nous vaut l’essai sur la désobéissance civile (Civil Disobedience , 1846). Gandhi et Martin Luther King devaient compter parmi les fervents admirateurs de ce texte qui affirme la puissance de l’individu contre la machine de l’État. Le refus de la coopération financière est le frein nécessaire lorsqu’un engrenage du système politique se détraque. Le citoyen anonyme a ainsi un rôle efficace à jouer, mais il doit renoncer à l’engourdissement politique qui n’est autre qu’un sommeil moral. La même phobie de la torpeur hante cet autre essai politique, le Plaidoyer pour John Brown (A Plea for John Brown , 1859). Thoreau s’insurgeait contre la presse d’information trompeuse qui endormait les consciences. Il prenait violemment parti pour un révolutionnaire récemment condamné à mort: John Brown, abolitionniste anarchiste, venait, dans un geste désespéré, de s’attaquer à l’arsenal de Harper’s Ferry. Retrouvant les thèmes de la tradition jeffersonienne, Thoreau proclamait le droit à la révolution et justifiait même l’effusion de sang lorsque la gravité des événements politiques la rendait nécessaire. Quelques années avant la guerre civile, la résistance passive faisait place dans son esprit au militantisme actif. Deux essais dans la même veine, Slavery in Massachusetts (L’Esclavage dans le Massachusetts , 1854) et Life without Principle (La Vie sans principe ), publié à titre posthume en 1863, visent à placer le citoyen devant la conscience de ses choix fondamentaux.

Au-delà de Concord

De ses excursions dans les forêts du Maine en 1846, 1853 et 1857, Thoreau avait ramené la matière d’un ouvrage qui ne parut in extenso qu’après sa mort, The Maine Woods (Les Forêts du Maine , 1864). Le grand thème du primitivisme qui traverse son œuvre s’épanouit ici. Le «primitif», le «sauvage» sont valeurs sacrées. Aller dans le Maine, c’est affronter la nature à l’état brut et échanger avec les guides indiens la sagesse et les connaissances de deux cultures. Néanmoins les contacts avec les Indiens réservent quelques déceptions au voyageur et la nature sauvage lui paraît d’une cruauté si absolue qu’il est soulagé de retrouver le compromis pastoral des bois de Concord. Dans ces trois récits de voyages, le mode symbolique apparaît moins clairement que dans les autres écrits. En revanche, l’admirable essai Walking (La Marche, 1862) reprend sur deux plans le thème du vagabondage: marche dans la nature et pèlerinage en Terre sainte. Thoreau fait sien le mythe de l’Ouest, source de toute jouvence, réservoir d’énergie animale de l’Amérique.

Thoreau ne connut pas la gloire de son vivant. La publication de l’édition Walden en vingt volumes en 1906 marque le point de départ d’un intérêt fluctuant pour l’écrivain de Concord. Il faudra la crise de 1929 et la grande dépression pour que les Américains désabusés songent à accorder leurs réflexions à celles de Thoreau. D’abord perçu comme un écrivain naturaliste, il devient alors aux yeux du public un guide dans la quête d’un nouvel humanisme. Ses critiques d’un système politique rongé par la gangrène de l’esclavage trouvent depuis lors un écho chez les rebelles de tous les horizons. Apôtre de la vie marginale et naturelle, il préfigure le phénomène hippie et la contestation permanente.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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